Pour en finir avec le multirecyclage en REP
Pour en finir avec le multirecyclage en REP
Le discernement de nos parlementaires permettra-t-il de revenir à la raison ?
Pour qui connaît de près certaines des matières qui y sont abordées, la lecture approfondie du rapport de la commission d’enquête parlementaire présidée par Raphaël Schellenberger[1], ne peut manquer d’inspirer une certaine admiration de l’esprit de discernement dont a su faire preuve la commission en adoptant les conclusions de son rapporteur Antoine Armand.
Au cours des auditions, certains des grands moments fort vaseux ont été ceux consacrés aux recherches sur le multirecyclage en REP - dont j’ai expliqué ici la parfaite inanité[2] - présentées en substitution du programme de mise au point d’un prototype de réacteur à neutrons rapides. Rappelons que la mise en service d’un tel prototype en 2020 est une disposition de la loi de programmation de la R&D du 28 juin 2006, relative à la gestion des matières et déchets radioactifs. Pour y répondre, le CEA avait alors lancé le projet ASTRID, arrêté en 2018 sans aucune saisine du parlement. A lui seul ce programme de multirecyclage en REP, baptisé MRREP, qui figure maintenant dans la loi de programmation pluriannuelle de l’énergie (!) et dans le contrat d’objectifs et de performance 2021-2025 du CEA[3], et dans lequel sont engagés le CEA, EDF, Framatome et Orano, s’inscrit comme un symbole saisissant de la disparition des compétences à tous les niveaux des institutions : gouvernement, administrations centrales, organisme de recherche, industries de la filière.
Pourtant, face à ce rideau de fumée qui a persisté tout au long de la tenue de la commission, celle-ci ne s’est pas laissé intoxiquer. Qu’on en juge sur ces extraits du rapport, consacrés à l’arrêt d’Astrid et audit programme MRREP de substitution, reportés ci-dessous en respectant la typographie.
A la page 308 du rapport :
À plusieurs reprises, il a été affirmé que le lien entre la recherche sur le multirecyclage en réacteur à eau pressurisée et la recherche sur la 4ème génération était logique et évident ; ce point, contesté par d’autres experts, ne paraît toujours ni logique ni évident au rapporteur, étant donné la différence en matière de combustible et plus encore de fission (neutrons lents versus neutrons rapides) ; par ailleurs, au vu des enjeux de retraitement des MOX usés, des déchets (dont la durée de vie pour les plus radiotoxiques est réduite sensiblement dans le cas de la 4ème génération) et de la disponibilité du combustible (le multirecyclage n’entraînant pas de rupture technologique par rapport à la technologie actuelle), il paraît pour le moins étonnant de mettre sur un plan analogue ce multirecyclage REP avec la quatrième génération.
La décision de ne construire aucun démonstrateur, même d’une taille très modeste, paraît en légère contradiction à la fois avec l’article 3 de la loi du 28 juin 2006 qui prévoit explicitement la recherche sur la fermeture du cycle et à la fois avec la volonté affichée de longue date de travailler sur des petits réacteurs de 4ème génération.
En résumé, la décision de ne pas construire de démonstrateur de grande puissance (tel qu’ASTRID était pensé ab initio) recèle sans doute une logique économique. Mais la combinaison (i) du choix de ne pas construire de réacteur, même de puissance plus modeste comme proposé par les anciens responsables du CEA, (ii) de l’absence d’éléments étayant la poursuite, au sein du CEA, après cette décision, de recherches variées et conséquentes sur la 4ème génération, ainsi que (iii) la préférence visiblement accordée au multirecyclage en réacteur à eau pressurisée apparaît regrettable et dommageable pour le développement de la filière nucléaire.
A la page 347 du rapport :
Deuxièmement, les recherches sur les nouvelles technologies nucléaires, en particulier les actions à mener, ont été l’objet de très nombreux échanges de la commission d’enquête et de désaccords marqués entre les personnalités auditionnées, autant sur le multirecyclage REP que sur la 4ème génération de réacteurs nucléaires.
Le rapporteur, sans se prononcer sur la physique sous-jacente à chacune de ces technologies, souligne en premier lieu quelques points qui ont fait consensus.
Les recherches menées sur le multirecyclage du combustible usé depuis 2019, ou « multirecyclage réacteurs à eau pressurisée », n’aboutiront au mieux que dans plusieurs années. Celles-ci pourraient permettre de recycler plusieurs fois, contre une seule aujourd’hui grâce au « MOX », le combustible usé (cf. chapitre 1er) et donc permettre des économies de matière encore plus importantes. Pour autant, elles n’apporteront pas de solution nouvelle à la question des déchets ultimes, puisque in fine la fission nucléaire en réacteurs à neutrons lents produit des actinides mineurs, ou transuraniens, qui constituent des déchets à haute activité à vie longue. Par ailleurs, elles impliquent un renforcement de l’industrie du cycle du combustible, puisqu’aujourd’hui aucune usine ne serait en mesure de recycler du MOX usé même uniquement pour un « deuxième tour ».
À la connaissance du rapporteur et selon les éléments qui lui ont été transmis, ces recherches sur le multirecyclage en REP sont essentiellement menées en France.
Des auditions menées, des éléments transmis et des travaux précédemment menés par l’OPECST[4], et notamment au vu du rapport coût / bénéfice en termes de recherche et de matière ainsi qu’aux besoins industriels afférents à un MOX multirecyclé, le rapporteur ne saurait conclure à un besoin de renforcer la recherche en cours. Il reprend et soutient la formulation du Président de la Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2) « il faut faire un choix, s’y tenir et ne pas prendre de chemins médians qui risqueraient de divertir les investissements qu’il faudra consentir »[5].
La 4ème génération constitue une technologie et un champ de recherche indépendant de cette question, dans lequel l’enjeu principal est celui de la matière, car schématiquement :
– le recours aux neutrons rapides permet de fissionner de l’Uranium 238, disponible dans la nature, sans besoin d’enrichissement ;
– de plus, les 300 000 tonnes d’uranium dit appauvri, utilisables dans ces réacteurs, sont issus en France de l’enrichissement et aujourd’hui simplement stockés ;
– enfin, cette technologie a le mérite de fissionner des « transuraniens », plus lourds que l’uranium, qui constituent ordinairement, dans le cadre de la fission par des neutrons lents, des déchets à haute activité et à vie longue, alors que grâce à la 4ème génération, ils deviendraient une partie du combustible.
Il faut toutefois préciser que cette génération n’éradiquerait pas totalement les déchets, puisque des « produits de fissions » seraient issus de la réaction induite, bien que ces produits auraient une durée de vie beaucoup plus courte et ne seraient donc pas forcément soumis aux mêmes contraintes de stockage que les actuels déchets qui seront stockés en couche géologique profonde.
Il est important de noter que plusieurs États dans le monde sont engagés dans la recherche sur des réacteurs de 4ème génération, essentiellement à caloporteur sodium : en Chine, en Inde, en Russie et au Japon et à l’échelle industrielle en Russie (BN-600 & BN-800). La Chine et la Russie ont d’ailleurs signé en mars 2023 un nouveau protocole de recherche sur cette technologie.
En France, l’arrêt du réacteur Superphénix, puis le choix de ne pas lancer la construction du démonstrateur ASTRID en 2019 après une dizaine d’années de recherche sans que la recherche sur le cycle du combustible de 4ème génération ne soit poursuivie, ont généré un retard considérable alors que le pays était manifestement en avance technologique. Ce retard doit être rattrapé, tant la 4ème génération constitue une rupture technologique qui répond à des impératifs de matière et de production énergétique. Il ne peut l’être qu’en exploitant concrètement, techniquement et industriellement un réacteur de ce type, d’une taille plus modeste qui correspondra aux impératifs économiques et financiers, pour pouvoir préparer le combustible et examiner son comportement pendant et après la réaction.
Proposition 25 : relancer la construction d’un démonstrateur de type ASTRID, d’une puissance potentiellement plus modeste, pour rattraper le retard accumulé pendant 30 ans, et continuer à développer la recherche associée sur le cycle du combustible.
Le principe de fission par des neutrons rapides peut se traduire dans différentes technologies (caloporteur sodium, sels fondus, plomb, etc) et utilisations industrielles (réacteurs de petite, moyenne ou grande puissance), qui ont des conséquences différentes en termes de besoins industriels ou de sûreté. Celles-ci sont soutenues par le CEA dans le cadre du plan France 2030, de nature à créer une émulation technologique importante, en particulier autour de réacteurs aux technologies variées, de petite ou très petite puissance. Il importe toutefois que les financements importants dégagés puissent être fléchés vers des solutions qui ont pu a minima attester une certaine réussite expérimentale et non seulement « sur le papier ».
Proposition 26 : accentuer le soutien aux technologies liées à la 4ème génération nucléaire, en privilégiant les entreprises qui sont en mesure de présenter des résultats expérimentaux et/ou industriels, et non seulement des simulations numériques.
En tout état de cause, vu le potentiel que représente l’uranium appauvri eu égard au possible développement de ces technologies, il convient d’engager une réflexion sur la classification de cet uranium appauvri, possiblement en stock stratégique.
Conclusion
A l’évidence, le programme de multirecyclage en REP (MRREP) n’a convaincu ni la commission nationale d’évaluation de la recherche relative à la gestion des matières et des déchets radioactifs (CNE2 [6]), ni la commission d’enquête parlementaire visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France.
On notera que l’avis de la CNE2, donné dès juillet 2022, a manifestement été ignoré des acteurs concernés (CEA, EDF, Orano et Framatome).
La même « légèreté » a prévalu dans l’absence de saisine du parlement lorsqu’il a été décidé d’arrêter Astrid dont la mise en service avait été édictée par la loi.
Comment espérer dans ce contexte que les recommandations en matière de recherche de la commission d’enquête Schellenberger-Armand seront suivies d’effet ? Comment les mettre en œuvre et en assurer la bonne exécution au sein d’un système où les institutions ignorent les évaluateurs et les lois ?
Car c’est bien la recherche qui conditionne directement la capacité de notre pays à maîtriser son avenir. Redémarrer la filière nucléaire, sans remettre sur ses rails la recherche dont elle dépend, serait un ultime coup d’épée dans l’eau.
Notes :
[1] Rapport n°1028 fait au nom de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France, Président M. Raphaël Schellenberger, Rapporteur, M. Antoine Armand, Députés. Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 30 mars 2023.
[2] https://nucleairedurable.fr/le-multirecyclage-en-rep.html
[3] https://www.cea.fr/presse/Documents/230720201_COP_CEA_2021_2025_VF.pdf - page 22
[4] Sur le sujet de l’investissement dans la recherche MRREP, le rapporteur renvoie également à l’audition de M. Gilles Pijaudier-Cabot, président de la Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2) auditionné par l’OPECST le 22 juillet 2022 et déclarant que « le multi-recyclage ne nous semble pas avoir d’intérêt (...) nous ne voyons donc pas vraiment d’intérêt significatif à cette étape».
[5] Audition de M. Gilles Pijaudier-Cabot, président de la Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2) par l’OPECST le 22 juillet 2022.
[6] La CNE2 a été instituée par la loi du 28 juin 2006 pour évaluer la pertinence et laqualité des recherches conduites par les organismes, principalement le CEA et l’Andra.